Roumare ou la vie dans les bois

La cabane de Walden en forêt de Roumare

« Quand j’écrivis les pages suivantes, ou plutôt en écrivis le principal, je vivais seul, dans les bois, à un mille de tout voisinage, en une maison que j’avais bâtie moi-même, au bord de l’étang de Walden, à Concord, Massachusetts, et ne devais ma vie qu’au travail de mes mains. » Tous ceux de ma génération qui ont été inspirés par l’aventure de Christopher Maccandless, ont nécessairement découvert cette phrase de Henry-David Thoreau, après lecture de « Into the wild , Voyage au bout de la solitude » de John Krakauer, ou du film éponyme de Sean Penn. Cette phrase qui introduit Walden ou la vie dans les bois (1854) raconte les « deux ans, deux mois et deux jours » passés dans une cabane de 13 m² construite au bord de l’étang de Walden Pond par Henry-David Thoreau, du 4 Juillet 1845 au 6 Septembre 1847.

 

Walden est une critique de la société Américaine, corrompue par le matérialisme et le superflu. Thoreau invite son lecteur à retrouver l’essentiel, afin de retrouver une simplicité de l'existence, par un dépouillement matériel : « Je voulais vivre intensément et sucer toute la moelle de la vie. Et ne pas, quand je viendrai à mourir, découvrir que je n'aurai pas vécu. » Thoreau, bien qu’ayant des racines Normande (sa famille paternelle quitte l’île de Jersey pour rejoindre le Nouveau monde en 1773) n’a jamais posé les pieds sur la litière d’une forêt Normande. Pourtant l’une d’elle, la forêt de Roumare, près de Rouen, garde secrètement le souvenir d’avoir porté sur les troncs puissants de ses hêtres, l’ombre du pamphlétaire. Car il y existe en réalité deux Thoreau. L’un est Américain, l’autre est Rouennais. L’Américain est le vrai Thoreau, le créateur de Walden, le père de la désobéissance civile, le second est l’auteur de la première version Française de Walden, éditée en 1922. L’un s’appelle Henry-David Thoreau, l’autre Louis Fabulet et, de fait, tous ceux qui lisent Walden en Anglais lisent Thoreau, tandis que ceux qui lisent Walden en Français lisent Fabulet. 

Portrait de Henry David Thoreau, Portrait par Benjamin D. Maxham, daguerréotype , juin 1856
Portrait de Henry David Thoreau, Portrait par Benjamin D. Maxham, daguerréotype , juin 1856
Portrait de Louis Fabulet, Pierre le Trividic
Portrait de Louis Fabulet, Pierre le Trividic

Une vie à la lisière du monde

Cabane, illustration Nicolas Blanchard. Si la maison de Louis Fabulet existe toujours au Genetey, aucune photographie ne la représente ici pour conserver la tranquillité de ses occupants actuels.
Cabane, illustration Nicolas Blanchard. Si la maison de Louis Fabulet existe toujours au Genetey, aucune photographie ne la représente ici pour conserver la tranquillité de ses occupants actuels.

Lorsqu'il débute la traduction de Walden, Louis Fabulet habite à Rouen, rue des Charettes. La traduction de l’ouvrage porte un tournant décisif dans la vie de l’auteur. Une année avant la publication de Walden en Français, Fabulet estime ne pas pouvoir se contenter de la seule adaptation linguistique et décide de traduire l’intention de Walden. En Août 1921 il acquiert un terrain à Saint-Martin-de-Boscherville au lieu dit du Genetey, loin de l’agitation Rouennaise et décide d’y construire sa propre cabane à la manière de Henry-David Thoreau. « J’ai lu de moins en moins, mais de mieux en mieux, et le dernier livre en date qui se soit imprimé en moi, et dont en moi j’ai constaté le bienfait, est ce Walden de l’Américain Henry-David Thoreau ». Ceux qui ont rendu visite à Louis Fabulet au Genetey parlent d’une cabane bâtie au milieu des bois, mais il n’en est rien. « La hutte de l’ermite, nous dit Bachelard est une gravure qui souffre d’un excès de pittoresque. » L’essence de la cabane est une invitation à se mettre en retrait. Ce qu’enseigne Thoreau, c’est qu’il n’est pas nécessaire de s’enfoncer profondément dans les bois pour se décentrer volontairement du monde. Il suffit de se mettre à l’écart, en marge, à la frontière de ce qui fait se rassembler les hommes. Fabulet construit sa cabane au Genetey dans un endroit que l’on appelle « l’ouraille », un ancien mot qui désigne l’entrée, l’abord, c’est à dire à l’orée des bois, à la lisière du monde. Lorsque dans le Journal de Rouen on évoque le Genetey, on en parle comme d’une échancrure à l’extrême ouest de la forêt de Roumare, ceinturé par les bois.

Cabane de Louis Fabulet, Photographie anonyme, source : André Renaudin, Louis Fabulet traducteur de Kipling, 1980
Cabane de Louis Fabulet, Photographie anonyme, source : André Renaudin, Louis Fabulet traducteur de Kipling, 1980

Lorsque je me suis mis en quête de retrouver l’ermitage de Fabulet, je cherchais une cabane en bois à l’image de celle qu’habitait Thoreau. Mais je tombais rapidement sur la photographie d’une bâtisse de pierres et de briques, qui semblait accueillir bien plus que les 13m² qui suffisaient à Thoreau. La variation du matériau de construction révèle clairement la volonté du traducteur de s’y établir sur le long terme. La cabane en bois est temporaire, celle en pierre est permanente. Thoreau n’y vit que partiellement et met un terme à sa vie d’ermite après « deux ans, deux mois et deux jours ». Fabulet s’y établit pendant 11 ans, jusqu’à sa mort. Si leur forme diffèrent, l’essence de ces deux habitations sont mue par la même dynamique de la retraite. Louis Fabulet n’emploie jamais le terme de cabane mais celui de maison : « Je n’ai jamais vu ma maison si belle qu’hier, entièrement revêtu de glace. Je ne me doutais pas des beautés que l’hiver me donnerait, comme pour me récompenser d’avoir osé l’attendre ». Lorsque Thoreau construit sa cabane, il a une vingtaine d’année, Fabulet, une soixantaine et, il lui faut se dépêcher de vivre pleinement ce qui lui reste de vie. On ne peut pas lui reprocher de construire sa cabane sous les trait d’une maison de pierre. Pourtant si l’on en croit Thoreau, il n’existe aucun matériaux assez solide qui permette de se prémunir des hommes, y compris la pierre, dont le cœur est plus tendre en comparaison.

Un nid pour cabane

Forêt de Roumare, Le Genetey, sentier qu'empruntait fréquemment Louis Fabulet
Forêt de Roumare, Le Genetey, sentier qu'empruntait fréquemment Louis Fabulet

Qu'elle soit de bois, de pierre ou de brindilles, la cabane est un habitat minimal qui emprunte beaucoup au nid. Il épouse les proportions de son habitant qui le construit par ses soins, dans une proximité volontairement méfiante de ses semblables. La cabane invite à se défaire de son prochain et à voler de ses propres ailes. « Il y a chez l’homme qui construit sa propre maison, un peu de cet esprit d’à propos que l’on trouve chez l’oiseau qui construit son propre nid » nous dit Thoreau. Lui même construit sa cabane, aidé de « quelques une de [ses] connaissances. » Fabulet en fait de même : « Tu vois, je construit ma maison » dit-il à son ami Jean de la Varende, présent au moment de l’édification de son « nid ». 

Le Havre : arrivée d'Alain Gerbault : [photographie de presse] / Agence Meurisse 1929. Bnf
Le Havre : arrivée d'Alain Gerbault : [photographie de presse] / Agence Meurisse 1929. Bnf

Interviewé par le Journal de Rouen le 21 Février 1933, il compare sa demeure à un bateau : « Ma maison, c’est un peu Firecrest », ce bateau sur lequel le navigateur Alain Gerbault entreprend en 1923 un tour du monde en solitaire, qui participe à faire de lui une célébrité internationale. Le Firecrest, n’est rien d’autre que le nom de l’un des plus petit oiseau d’Europe, le roitelet à triple bandeau, qui ne pèse pas plus de quatre grammes. Peu importe la forme de l’abri, l’oiseau fait son nid. À la différence de Gerbault, Fabulet lui, entreprend un tour du monde immobile, dans un bateau amarré à bon port, avec la solitude comme seul compagnon commun. Alain Gerbault concède ne pas avoir « grand’ place à bord » tandis que Jean de la Varande évoque l’habitation de Louis Fabulet comme d’une cabine de navire, sa maison « surprenait comme un champignon sur un roc. » La restriction de son espace vital ne fait qu’accroître l’univers extérieur et l’expérience de cet espace. Je me contente de peu pour jouir d’un espace qui n’en sera que plus étendu. On ne construit pas une cabane pour s’y cloîtrer, elle est une invitation à la marche, au voyage, à une vie naturelle, c’est à dire à une vie proche de la nature : « J’aime trop la nature pour avoir lu tous les poètes et c’est à peine si j’ai le temps d’écouter tout ce que, autour de moi, en moi elle chante... ». La cabane est une utopie : « Le rêve n’aime-t-il pas se percher haut ? » aussi haut que la mésange, le pinson, le geai, le pic-épeiche qui nichent au Genetey ?

Intérieur de la cabane de Fabulet, Photographie anonyme, source André Renaudin, Louis Fabulet traducteur de Kipling, 1980
Intérieur de la cabane de Fabulet, Photographie anonyme, source André Renaudin, Louis Fabulet traducteur de Kipling, 1980

Si l'on doit au Rouennais la traduction de ce classique de la littérature Américaine, il est également le principal traducteur de l'oeuvre de Rudyard Kipling, auteur du Livre de la Jungle. Le père de Mowgli lui doit d'ailleurs une fière chandelle puisque la traduction du Livre de la Jungle en Français, lui permit d'obtenir le prix Nobel de littérature en 1907. Il s'agit d'ailleurs du premier ouvrage en anglais a recevoir ce titre et la traduction en Français n'y est pas pour rien. Car si le jury Suédois de l'époque ne savait pas lire l'Anglais, il n'avait aucun souci avec le Français ! Aujourd'hui Fabulet est devenu anonyme, seule sa maison demeure au Genetey. Néanmoins, rien de l'ambiance érémitique et ascétique qu'il est venu trouver au Genetey ne s'y retrouve. L'endroit, hier occupé par des champs a laissé place à des maisons flanquées de piscines et de courts de tennis... La maison a eu raison de la cabane. D'ailleurs, on peut s'étonner qu'aucune rue ne porte son nom, ni à Rouen ou au Genetey. Puisse cette courte présentation, donner une idée à quelques associations ou élus locaux, pour qu'enfin Louis Fabulet, traducteur de Thoreau et de Kilpling quitte pour de bon l'anonymat !

 

 

Nicolas Blanchard

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